Le récit de Kateri
Je pagayais vers la rive où était le premier village de mon voyage. Sur la grève, les gens semblaient intrigués. Aussitôt débarquée, on me conduisit au grand cercle du village. Par hospitalité, on déposa devant moi le pot à miel et le panier à blé. Ils étaient presque vides. Cette nourriture était un présent symbolique : quelques grains que vous mêlez ensuite à du miel. Je pris du miel sur le bout de mon pouce dressé et quelques grains de blé dans le creux de ma main. Ensuite, je repliai mon pouce vers la paume, le miel se mêla au blé.
Autour de ce village, une seule essence d'arbre avait survécu. Cet arbre avait comme fruit des samares doubles. J'en connaissais le nom et j'allais le prononcer :
- Tiens, vous avez des ...
- Chut! ne prononce pas le nom de cet arbre. C'est le seul qu'il nous
reste et si tu l'appelles par son nom, il pourrait te suivre. Ces arbres
encore verts, nomme-les " perchoirs à pinson " si tu veux en parler.
Bien que ces oiseaux soient partis et qu'il ne reste plus que quelques
hiboux, nous avons le souvenir de ces arbres pleins de chants joyeux. Justement,
il y avait un hibou énorme dans un de ces arbres tout près
du cercle. "C'est Léa, un vieil ami du cercle du village ", me dit-on.
Il ne reste pas grand-chose ici, car un feu immense a tout brûlé. Il ne reste que des grains de la dernière récolte et du miel de l'an passé. Autrefois, tout le village était entouré de vignes dont les ceps étaient chargés de raisins. Aujourd'hui, il ne reste plus rien, plus un cep. Ruches et abeilles sont choses du passé. Pommes et cerises sont des souvenirs. Nous devrons partir bientôt.
- Pourrais-je emporter des fruits de votre arbre vert pour les replanter
chez moi ?
- Si tu les mérites, bien sûr. Raconte-nous donc d'abord
qui tu es et d'où tu viens. Dis-nous ce qu'une jeune fille cherche
très loin de chez elle.
J'ai raconté mon départ étrange, mes rêves, la rivière et la pluie qui refusaient mon retour. On me répondit que je devais sûrement devoir faire quelque chose de très important. Savais-je pourquoi c'est une si jeune fille qui était désignée pour cela?
Je commençais à le savoir assez bien. Car c'était moi qui avais causé ce si grand malheur. Me souvenant des recommandations de Sarek, dont celle bien difficile de ne jamais mentir, j'avouai ma faute aux gens du village.
Un murmure parcourut l'assemblée. " Ce qu'elle cherche ne se trouve pas ici. Qu'elle parte ! " cria-t-on. Mais une jeune fille qui lui ressemblait se leva : " Déjà, sans vos reproches, elle souffre. Ne trouvez-vous pas qu'on devrait la laisser continuer et ne pas nous opposer à ses rêves, à la rivière et à la pluie ? " Les gens discutaient et protestaient, mais ils savaient qu'au fond, elle avait raison. Les gens se levèrent et quittèrent le grand cercle. Seule la jeune fille resta. Elle lui dit : " Nous ne te renverrons pas ce soir. Mais il vaut mieux qu'on te voit peu. Plie rapidement tes couvertures demain matin, et part avant le lever du soleil. Nous serions bien déçus, au lever du soleil, de te trouver encore là ".
Ce soir-là, j'étais encore bien seule. Un hibou répétait " hu ". Y a-t-il son plus triste et déchirant de solitude ? C'était ma seule compagnie ce soir, avec Ihi, ma petite souris, bien entendu. Ce hibou, Léa, ululera sans doute toute la nuit. J'ai songé à la grande rivière qui devient salée. Je me demandais si c'était là que je me dirigeais. Je m'endormis en rêvant à la grande rivière. Sur le bord, je ramassais des algues brunes comme l'eau de la rivière. Du varech. Quand je ramassais cette algue, des crabes géants me menaçaient. Mais je devais le faire. Je ramassais le varech, armée d'une perche pour repousser les crabes géants. Et dans cette rivière, l'eau montait, montait, puis m'emportait. Alors, je me suis réveillée, dans mon canot, au milieu de la rivière brune, la rivière sans arbres.
C'était le matin.
© Denis Wolfshagen, publication interdite sans la permission de
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