Jack à la lanterne et sa suite à Coaticook

Jack à la lanterne
La clairière aux citrouilles

Jack à la lanterne

Cette légende de Jack à la lanterne (Jack O'Lantern : " Jacques de la Lanterne "?) vient d'Irlande. Comme beaucoup de légendes, la tradition orale en livre plusieurs versions. Mais le schéma de base demeure le même, quels que soient les atours que prend chaque version particulière.

En voici donc une version :
 

Jack était un personnage avare et misérable à la fois. Il était fourbe et n'hésitait pas devant un mauvais coup ou une entourloupette pour parvenir à ses fins. Jack était un maître pour flouer même les plus prudents ou les plus rusés. Un jour ou l'autre, il avait floué à peu près tous les gens de son village, y compris ses proches et ses amis. Ne pouvant jamais demeurer longtemps au même endroit, il errait, vivant de vols, de fraudes et de diverses combines douteuses.

Un jour qu'il fuyait un village où il venait de faire de nombreux vols et des fraudes, Jack vit un homme assis au pied d'un arbre.

- Salut, Jack, dit l'homme. Tu as l'air bien pressé.
- Vous me connaissez? Demanda Jack qui craignait que ce fut là une de ses victimes venue lui demander des comptes.
- Oui, certainement dit l'homme. Je vous trouve même diablement intéressant. J'approuve et j'admire votre vie. Je vous assure que je n'ai nullement besoin de courir après vous.

Jack était assez futé pour comprendre ce que cachaient ces paroles rassurantes. Si ce personnage l'admirait et ne ressentait pas le besoin de lui courir après, c'était parce que Jack allait de lui-même vers cet individu. Lorsque viendrait la fin, lorsque Jack ne pourrait plus s'échapper, c'est bien lui qui l'attendrait. C'était le diable.

Jack fit comme s'il n'avait pas compris qui était le personnage et il conçut aussitôt une nouvelle tromperie. Il s'adressa au diable :

- Un homme qui m'a volé passera bientôt sur ce chemin. Je comptais lui tendre ici un piège afin de reprendre mon bien. Vous n'êtes pas opposé à ce que je fasse justice?

Le diable était absolument ravi à l'idée de voir jack commettre une autre mauvaise action et il n'aurait pas manqué un tel spectacle. Il répondit :

- Mais faites, mon cher. Que ma présence ne vous en empêche pas.
- Il faudrait que nous nous dissimulions dans les ramures de cet arbre afin de l'attendre. Saurez-vous grimper?
- Certainement, répondit le diable. Je vous le prouve à l'instant.

Et il monta aussitôt dans l'arbre. Dès qu'il fut assis sur une branche, il aperçut Jack au pied de l'arbre, qui disposait de nombreuses croix tout autour du tronc.

- Que faites-vous là, demanda le diable, fort troublé.
- Je vous ai reconnu, répondit Jack. Et il n'en tient qu'à moi que vous ne descendiez jamais de cet arbre.
Le diable ne pouvait plus descendre de l'arbre et était complètement fou de rage. Mais Jack ne broncha pas. À la fin, le diable dût se résoudre à demander à Jack ce qu'il voulait.

- Lorsque mon temps sera terminé, je ne veux pas que vous me laissiez entrer en enfer.
-Accordé, répondit le diable. Maintenant, laissez-moi partir.

Il enleva les croix et le diable partit aussitôt, rouge de colère. Ainsi, pensait Jack fort content de sa ruse, j'ai trouvé le moyen de ne pas aller en enfer malgré la vie que j'ai menée.

Des années plus tard, il s'étouffa en mangeant un navet qu'il avait volé et mourut. Lorsqu'il arriva aux portes du paradis, Jack tenait encore le navet volé. Étant donné la vie qu'il avait menée, il ne put entrer. Il pris alors le chemin de l'enfer et se présenta à la porte. Le diable l'attendait.

- Tiens, Jack. Que fais-tu ici?
- Je viens chercher une place, car il n'y en a point pour moi au paradis.
- Il n'y en a pas davantage ici, répondit le diable, car je t'ai jadis promis de ne pas te laisser entrer.
- Mais où vais-je aller? dit Jack.
- Ma foi, ce n'est pas mon problème répondit le diable. Tu ne peux aller ni au ciel ni en enfer. Tu erreras comme tu l'as fait toute ta vie, mais désormais sans être même vivant. Pars par là, dit-il, en indiquant un chemin noir.
- Comment pourrais-je m'engager sur ce chemin, je n'y vois rien, dit Jack?

Le diable saisit un morceau de braise et lui donna. " Tiens, voilà de quoi t'éclairer " lui dit le diable en riant. Jack creusa le navet et y mit le morceau de braise éternelle. Depuis un certain temps, Jack a changé le navet pour une citrouille. Mais il erre toujours, la lanterne à la main sur les chemins sombres ou dans les endroits isolés.
 
 

La clairière aux citrouilles

Maintenant, je vais vous dire une chose que peu de gens savent : Jack a habité longtemps dans la région de Coaticook. Certains disent même qu'il y est encore. Comment cela se fait? C'est simple. Comme je vous l'ai dit, depuis un certain temps déjà, on a changé les navets pour des citrouilles. C'est dans une citrouille que Jack garde son morceau de braise de l'enfer..

Or il y a dans la région de Coaticook une clairière très étrange. C'est là, dans cette clairière, qu'habitait Jack. Encore aujourd'hui, c'est une clairière hantée.

Il y a de ça un bon bout de temps, un certain Ben O'Gannel, à force de travailler avait fini par s'acheter une petite terre au sommet d'une colline. Mais cette terre-là était bien trop haute pour faire autre chose qu'un pâturage. Il ventait tant et il faisait si froid que le printemps arrivait au mois de juin et l'automne au mois d'août. Pendant une bonne vingtaine d'années, Ben s'est acharné à vouloir faire pousser du maïs, du seigle, des légumes de toutes sortes, mais rien ne voulait y pousser qu'un peu de foin. Mais plus il échouait, plus il enrageait ; plus il enrageait, plus il s'obstinait. Surtout que les gens avaient depuis un bon bout de temps commencé à faire des blagues et des railleries. Tellement que dans notre coin les blagues sont restées même après qu'on ait oublié l'histoire de cet enragé et de sa terre. Les plus vieux à Coaticook disent encore aujourd'hui de quelqu'un qui s'entête plus que de raison que " c'est un vrai Ben O'Gannel ".

Ce qui fait que plus les années ont passé, plus O'Gannel s'isolait. À un certain moment, le vieux Ben ne venait même plus du tout au village. Pour acheter le nécessaire, il envoyait au village son cheval et son buggy, avec une liste et de l'argent. On ne savait pas trop de quoi il vivait et les rumeurs couraient. Bien entendu, quand on ne sait rien, toutes les rumeurs sont vraies.

Alors, que faisait Ben tout seul là-haut? Je vais vous le dire et c'est la première fois que la vérité sera connue.

Ben O'Gannel avait décidé qu'il en avait assez de faire rire de lui, il voulait montrer à tout le monde qu'il pouvait réussir et que sa terre était bonne. Il avait entendu parler d'un grand concours de citrouilles et avait décider de tenter sa chance. Au mois de décembre, Ben a planté des graines de citrouille dans des pots et les a mis tout près du poêle pour que la chaleur soit bonne. La terre des pots était enrichie et il prenait grand soin d'arroser juste ce qu'il fallait. Tous les matins, il se pressait d'aller voir les pousses qui montaient vers la fenêtre. Passent les mois de janvier, février et mars. Et là, pour la première fois, Ben a été chanceux. Cette année-là, le printemps fut le plus hâtif qu'on ait vu depuis des dizaines d'années. Et même sur le sommet de sa colline, la neige avait disparu dès le début du mois d'avril. Lorsque vers la moitié du mois, Ben sortait ses pots au soleil, il lui fallait une brouette. Les plants étaient énormes et s'enroulaient déjà sur plusieurs mètres.

Lorsqu'il les planta finalement, un peu plus bas dans une clairière ensoleillée, les plants se mirent à pousser encore plus vite. Tout le printemps et tout l'été, Ben dorlotait, chouchoutait ses plantes et leur parlait. Il négligea le reste de sa terre qui ne l'intéressait plus. Il ne voulait que penser à ses plants. Mais un seul donna une citrouille. Mais quelle citrouille!  Je passe les détails, mais sachez seulement qu'à la fin de l'été, Ben avait une citrouille absolument gigantesque, si grosse qu'il n'était pas sûr qu'elle aurait pu entrer dans un camion. Mais en fait, après avoir passé tant de temps à chouchouter sa citrouille, à lui donner des petits soins et lui avoir parlé tous les jours, Ben trouvait qu'il avait enfin de la compagnie. Et agréable avec ça! Comprenez : la citrouille ne se moquait pas de lui, ne le regardait pas de travers, ne faisait pas de commentaires sur son infortune et sa terre ingrate.

Ben ne pouvait pas se résoudre à arracher sa citrouille. Hésitant plusieurs jours, le moment du concours passa. Et les premières gelées menaçaient déjà son amie citrouille. Ben décida de la protéger et construisit une cabane autour de sa citrouille. Il transporta son poêle dans la cabane et abandonna sa maison. Il se consacra entièrement à sa citrouille et ne faisait du matin au soir et du soir au matin que soigner sa citrouille et lui parler. Son cheval, abandonné, affamé, quitta Ben au beau milieu de l'hiver et alla à la ferme voisine chercher un refuge et de la nourriture.

Bien entendu, la citrouille continua à croître. Si bien qu'au printemps, la cabane était devenue bien étroite. Pire encore, avec la venue du printemps, Ben vit quelques marmottes passer dans le voisinage. LES MARMOTTES!

Voilà le danger! se dit Ben. Comment allait-il empêcher ces mangeuses de citrouille de se régaler de son amie? Pour peu qu'il la laisse une heure, il était convaincu que des dizaines et même des centaines de marmottes allaient creuser sous les murs de la cabane et venir se régaler. En effet, la réputation de la citrouille de Ben s'était rapidement répandue dans le milieu des marmottes. Mais pas seulement dans le milieu des marmottes. Jack à la lanterne, qui s'intéressait beaucoup aux citrouilles, entendit parler de cette citrouille et il voulut la voir en personne. Il vint rôder autour de la terre de O'Gannel. Un jour que le pauvre Ben O'Gannel était à réparer quelques planches de la cabane, courant aussi à gauche et à droite pour éloigner les marmottes, Jack s'approcha sans bruit et était déjà en train de regarder par une fenêtre ouverte avant que Ben ne l'aperçoive.

" Salut, dit Jack, une bien belle citrouille que vous avez là ". Ben fut désagréablement surpris de voir quelqu'un venir sur sa terre et surtout si près de sa citrouille. Était-ce un de ces voleurs de citrouilles qui le tourmentaient toutes les nuits dans ses cauchemars?

" Salut et bon vent ", dit Ben, croyant se débarrasser ainsi du fouineur. Mais plutôt que de partir, l'intrus insista : "  Très belle citrouille. Comme vous devez craindre pour elle! Au village, j'ai bien cru voir deux ou trois voleurs de citrouilles qui complotaient. Et en venant par ici, j'ai vu des centaines de marmottes citrouillivores qui avaient très faim. " Bien entendu, Jack exagérait et mentait, ce qui était le signe incontestable qu'il préparait un autre de ses mauvais coups.

Entendant ces horribles nouvelles, Ben O'Gannel saisit son fusil et se mit à courir en tous sens, à la recherche de ces bêtes abominables. " Holà, cria Jack à la lanterne, du calme. Laissez faire vos chiens! "

- Des chiens? Dit Ben, je n'en ai point. Ni chat, ni cheval désormais.
- Comment, vous avez une belle terre, mentit encore Jack, et surtout une si belle et si fidèle citrouille, et vous n'avez pas de chiens pour les garder?
- Des chiens, demanda Ben, garderaient ma citrouille?
- Bien entendu répondit le malin Jack, surtout si ces chiens sont des chiens bergers de citrouilles.

Ben O'Gannel n'avait bien sûr jamais entendu parler d'un chien berger de citrouilles. Il demanda " Où trouve-t-on de tels chiens? "
- Ils sont rares aujourd'hui, répondit Jack, parce qu'on n'élève plus les citrouilles en troupeaux. Mais vous êtes chanceux, j'ai justement avec moi deux de ces bêtes. Et elles sont bien proportionnées à votre citrouille.

Jack siffla et sur le chemin, deux immenses chiens s'approchèrent, grands comme des chevaux, des mâchoires comme celles des crocodiles et des griffes comme celles des lions.

Ben O'Gannel fut instantanément convaincu qu'il lui fallait ces chiens. Il n'aurait plus à s'occuper des marmottes ou des voleurs. Il pourrait alors se consacrer entièrement à sa passion. Mais Ben n'avait certainement pas de quoi acheter de semblables gardiens de citrouilles. Il réfléchissait à cela lorsque Jack à la lanterne lui fit une proposition.

- Ces chiens sont rares et précieux. Mais si vous n'avez pas d'argent, vous pouvez peut-être me donner quelque chose en échange.
- Je n'ai plus rien qui m'appartienne si ce n'est cette terre où presque rien ne pousse, dit Ben.
- Oui, elle ne vaut pas grand chose. Mais je serais si malheureux qu'il arrive quelque chose à votre citrouille que je suis prêt à vous laisser mes chiens contre cette terre qui ne vous sert à rien et qui vous cause tant de tracas. Bien entendu, je vous permets de demeurer gratis dans cette clairière où vous êtes installé avec votre magnifique citrouille.

Jack à la lanterne savait que Ben O'Gannel était aveuglé par sa passion pour sa citrouille et qu'il en avait à moitié perdu l'esprit. Il fit signer un contrat et devint propriétaire de la terre. Ben, de son côté, voyait avec satisfaction ses deux molosses traquer avec frénésie les marmottes.

Les chiens étaient vraiment ardents et plein d'acharnement. Les marmottes étaient nombreuses et les chiens étaient fort occupés. Avec une puissance extraordinaire, ils pouvaient creuser des trous énormes. Et ils n'abandonnaient jamais avant d'avoir débusqué chaque marmotte jusqu'au fond de son terrier.

Un jour, cependant, une marmotte rusée eut une idée. Elle réussit à se rendre à la cabane, creusa un petit trou au pied d'un mur, et s'enfuit aussitôt. Lorsque les chiens aperçurent le trou ils se mirent aussitôt au travail. Ils creusèrent, creusèrent, creusèrent à la recherche de la marmotte. Pendant ce temps, les marmottes avaient tout le temps de se rendre à la porte et aux fenêtres de la cabane. Les chiens firent ainsi une immense caverne sous la cabane. Il arriva ce qui devait arriver, sous le poids de la citrouille, le sol s'ouvrit et engloutit Ben, la citrouille, les chiens et la cabane.

Aujourd'hui, bien peu de gens se souviennent de Ben O'Gannel et de sa passion pour une citrouille. Sa terre sert aujourd'hui pour le pâturage et personne ne va guère dans le bois où était la cabane de Ben. Mais si on monte au sommet de la tour du Parc de la Gorge; si on sait où regarder; on peut apercevoir au loin, dans un petit bois près du sommet d'une colline, une clairière où poussent les citrouilles. Dans cette clairière, deux énormes chiens fantômes chassent des marmottes et il y a un certain Jack qui vient chaque année, à l'automne, se choisir une belle citrouille pour s'en faire une lanterne. Le jardinier qui prend soin de la clairière aux citrouilles est lui aussi un fantôme. Il se nomme Ben O'Gannel.

© Denis Wolfshagen. Publication interdite sans la permission de l'auteur.

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