d'après Robert Louis Stevenson
PREMIER CHAPITRE
LE VIEUX BOUCANIER
Mon père tenait une auberge près d'une crique dont on
disait qu'elle était un repaire de contrebandiers. Un jour,
arriva un grand gaillard plus tout jeune, au visage balafré, avec
un coffre de marin qui ne le quittait jamais.
Il parut trouver l'endroit à son goût et s'installa.
Il passait ses journées à observer la mer du haut d'une falaise
en scrutant l'horizon avec sa longue-vue. Il semblait craindre de
rencontrer quelqu'un car tous les jours, en revenant de sa promenade, il
nous demandait si quelque matelot était passé.
Ce n'était pas un invité de bonne compagnie. Le
Capitaine, comme nous l'appelions, s'enivrait chaque soir et racontait
d'horribles histoires de pirates qui terrorisaient les clients.
Un matin de janvier, un inconnu de mauvaise mine apparut au seuil de
l'auberge et demanda :
- Mon copain Bill est-il là ?
Je lui dis que je ne connaissais personne de ce nom et que notre seul
pensionnaire était quelqu'un que nous appelions le Capitaine.
- Ce doit être lui, répliqua l'homme. Il a bien
une balafre sur la joue ?
Quand je lui eus répondu oui, il s'installa à une table.
- Je vais l'attendre ici, il va être rudement content de me voir,
Bill !
Pourtant, lorsque le Capitaine rentra de sa promenade, il ne parut
pas du tout enchanté.
- Chien Noir ! s'écria-t-il. Que viens-tu faire ici ?
Les deux hommes s'enfermèrent. Ils murmurèrent
pendant quelques instants, puis le ton monta. Je les entendis hurler
et se battre. Tout à coup, Chien Noir sortit en courant, l'épaule
en sang, poursuivi par le Capitaine qui, bientôt, s'effondra.
Je le crus mort.
Le docteur Livesey, appelé en urgence, put ranimer le Capitaine
et lui interdire tout alcool. Mais celui-ci n'écouta pas les
conseils du docteur, et les jours suivants, continua à boire.
Un soir, il délira, parlant du vieux boucanier Flint, d'un secret,
d'une tache noire, de son coffre et de son contenuÖ Je l'écoutais
à peine car mon pauvre père, malade depuis longtemps, était
mourant. Ce fut le lendemain de l'enterrement de mon père
qu'apparut le mendiant aveugle, avec son bâton, son vieux manteau
de marin en loques, son visage qui faisait peur, sa voix froide et cruelle.
Lui aussi demanda " Bill ". Quand le Capitaine arriva, il lui remit
un bout de papier et disparut. Le papier était noirci d'un
côté.
- La tache noire ! Je m'y attendais, murmura le Capitaine avec
une expression d'effroi.
Il parcourut le billet, devint violet, porta les mains à son
cou et tomba, bel et bien mort cette fois. Je lut sur le billet :
" Tu as jusqu'à dix heures ce soir. "
Ma mère accourut. Le Capitaine nous devait beaucoup d'argent
et nous étions très pauvres. Les autres allaient revenir,
comme ils l'avaient annoncé. Il nous fallait faire vite pour
nous rembourser. Je pris en tremblant la clef accrochée au
cou du Capitaine. J'ouvris le coffre, j'y trouvai un petit sac de
pièces d'or et une enveloppe cachetée. Ma mère
commença à compter la somme d'argent qui nous était
dûe lorsqu'on entendit le bâton de l'aveugle sur le sol gelé,
puis des pas nombreux. Je saisis l'enveloppe et sortis en courant
avec ma mère. Nous eûmes juste le temps de nous cacher
sous le pont près de l'auberge. Déjà, ils enfonçaient
la porteÖ Ils étaient sept ou huit. Nous pouvions les
apercevoir grâce à leurs lanterne. Ils ressortirent
très vite de l'auberge et l'aveugle criait :
- Maudit gamin ! Il a pris les papiers de Flint ! Trouvez-le,
il ne doit pas être bien loin !
Ma mère était à demi évanouie de terreur
et, moi aussi, j'avais terriblement peur. Mais on entendit soudain
un coup de sifflet et un galop de chevaux. Les hommes de la douane,
sans doute à la recherche de contrebandiers, allaient nous sauver
! Cela déclencha la panique chez les bandits. Ils s'enfuirent
tous, abandonnant l'aveugle. Dans la cohue, ce dernier fut piétiné
sous les sabots d'un chevalÖ
Après avoir chaleureusement remercié les douaniers, je
demandai à l'un d'eux de me conduire au plus vite chez le docteur
Livesey.
Je trouvais le docteur Livesey chez monsieur Trelawney, le châtelain.
Tous deux fumaient la pipe au coin d'un bon feu. Je leur fis le récit
des événements et leur tendis l'enveloppe. Ils parurent
fort émus, car ils avaient entendu parler du capitaine Flint, ce
terrible pirate, mort sans qu'on ait pu retrouver son trésor.
Ils décachetèrent l'enveloppe, qui contenait une carte tracée
maladroitement. On y voyait une île, des repères, des
croix et ces mots : " Le gros du trésor est ici. " Sans hésiter,
Trelawney déclara :
- Le trésor de Flint ! à nous d'aller le récupérer
!
Il décida de se rendre à Bristol et d'y louer un bateau
et un équipage. Livesey serait le médecin du bord et
moi, Jim Hawkins, le mousse. J'étais fou de joie. Mon
seul regret était de quitter ma mère. Mais quoi !
L'aventure était si tentante !
DEUXIÈME CHAPITRE
LE VOYAGE
Trelawney avait fait vite : deux semaines plus tard, j'arrivais à
Bristol avec le docteur Livesey. Notre bateau était le long
du quai. Il s'appelait l'Hisponolia, et son capitaine Smollett.
Pour recruter une partie de l'équipage, Trelawney avait choisi un
étrange personnage nommé Long John Silver: un marin
unijambiste qui se déplaçait très habilement sur sa
jambe à l'aide d'une béquille. Il tenait un cabaret
sur le port et semblait honnête homme.
Un jour, alors que les préparatifs du voyage étaient
presque terminés, le docteur m'envoya au cabaret avec un message
pour Long John Silver.
- Alors, c'est toi le mousse de l'Hispanolia, dit-il en m'accueillant.
Ravi de faire ta connaissance !
À ces mots, un des clients se leva brusquement de table et se
sauva en courant. Je le reconnu avec stupeurÖ c'était
Chien Noir !
- Non, je ne connais pas cet homme, dit Long John Silver, comme je
l'interrogeais, inquiet.
Silver raconta lui-même l'incident au docteur et à Trelawney.
Cela me rassura : je n'avais plus aucun doute sur l'honnêteté
de l'unijambiste.
L'embarquement eut lieu le jour même. Le capitaine Smollett
restait méfiant envers son équipage. Il fit apporter
la poudre et les armes à l'arrière, près des cabines
du docteur et de Trelawney. Ces cabines devenaient ainsi un véritable
fortin au cas où l'équipage se mutinerait.
- Je n'ai pas recruté ces marins moi-même, disait-il à
Trelawney. Et vous avez trop parlé du trésor.
Ils n'ont que ces mots à la bouche : le trésor de Flint !
Trelawney protestât en vain ! Nous savions tous que notre
châtelain était un incorrigible bavard.
Malgré les craintes de Smollett, le début du voyage fut
normal. L'Hispanolia était un bon voilier, l'équipage
travaillait bien. Silver avait été embarqué
comme simple cuisinier, pourtant les matelots lui obéissait comme
à un chef. Je remarquai bientôt qu'ils entonnaient souvent,
tous ensemble, une chanson de marins que le capitaine Bill chantait à
la taverne de mon père quand il avait bu : Ils étaient quinze
sur le coffre du mort, oh hisse et une bouteille de rhumÖ la boisson et
le diable avaient réglé leur compte aux autresÖ oh, hisse
et une bouteille de rhum...
Cette horrible chanson je ne l'avais pas oubliée. Et quand
le perroquet de Silver, un méchant oiseau baptisé " Capitaine
Flint ", criait entre deux jurons : " Pièces de huit ! ", je ne
pouvais m'empêcher de penser aux pièces d'or dans le coffre
de marin du capitaine BillÖ
Nous approchions de l'île au trésor quand, un soir, j'eus
envie de croquer une pomme. Il y en avait un tonneau sur le pont,
mais il se trouvait presque vide. Je dus y entrer tout entier pour
aller me servir. De dehors j'étais invisible. Avant
que j'en ressorte, quelqu'un vint s'y appuyer et j'entendis Silver discuter
avec un marin.
- J'ai avec moi presque tout l'équipage. Et voilà
mon plan : laisser Smollett et Trelawney découvrir le trésor,
puisqu'ils ont la carte qui en indique l'emplacement. Ils le ramènent
à bord. Alors, nous les tuons, nous nous emparons du bateau
; nous sommes les plus nombreux et à nous le trésor
! À toi aussi bien sûr !
Le marin semblait hésiter et, moi, je me recroquevillai de peur
dans mon tonneau. Enfin ils s'en allèrent et je pus sortir
de ma cachette.
Au même moment, l'homme de la vigie cria :
- " Terre ! "
Nous étions en vue de l'île au trésor. Le
bateau mouilla dans une petite anse, au sud de l'île, à quelque
distance du rivage. À la fin des manúuvres, je courus avertir
le docteur que j'avais quelque chose de très important à
lui dire. Il me regarda surpris, et me demanda de le rejoindre dans
la cabine. Là, en présence de Trelawney et du capitaine
Smollett, je leur parlai du complot que j'avais surpris.
- Vous aviez raison, Smollett, dit le châtelain, j'aurais dû
être plus méfiant.
Ils tinrent alors un vrai conseil de guerre.
- Ils ne se mutineront pas avant que nous ayons trouvé le trésor,
dit Smollett. C'est déjà ça !
- Si, du moins, Silver réussit à les tenir pour faire
exécuter son plan, objecta le docteur. Ils m'ont paru bien
excités à la vue de l'île !
- Courons le risque, dit Trelawney. Ne faisons rien qui puisse
éveiller leur méfiance.
Le lendemain, une partie de l'équipage, Silver en tête,
se rendit à terre dans deux canots. Les autres étaient
restés à bord avec Smollett, Trelawney et le docteur.
Moi, j'aurais dû rester aussi mais j'étais si impatient de
me rendre sur l'île que je désobéis ! Je me glissai
en cachette dans un canot et je réussis à débarquer
sur l'île sans être vu.
TROISIÈME CHAPITRE
L'HOMME DE L'ÎLE
Je commençai à explorer l'île. Elle était
grande et semblait inhabitée, sinon d'oiseaux et de serpents.
Je me croyais loin de Silver et de son groupe de matelots quand je les
aperçus derrière des fourrés qui me dissimulaient.
Ils entouraient l'un d'entre eux, qui refusait de se mutiner. Bientôt,
Silver tira son couteau et tua sans hésiter l'honnête garçon.
Les scélérats applaudirent ! Je compris alors qu'ils
avaient obligé Silver à modifier son plan, comme le docteur
l'avait craint. Ils se mutineraient plus tôt que prévu.
Je devais à tout prix retourner à l'Hispanolia, rejoindre
Smollett, Trelawney et le docteur. Mais les canots étaient
entre les mains de Silver et de sa bande de mutins ! Je m'éloignai
en hâte pour ne pas risquer d'être vu, courant droit devant
moi sans trop savoir où j'allais, tant j'avais peur. Je courus
longtemps. J'étais arrivé au pied d'une colline lorsque
surgit devant moi un homme en haillons, le visage brûlé par
le soleil. Je reculai, effrayé par son aspect. Mais
il se jeta à mes pieds :
- N'aie pas peur ! Je suis Ben Gunn. Mes compagnons m'ont
abandonné seul sur cette île, les misérables !
Voilà trois ans ! Sauve-moi et je te ferai riche, très
riche !
Je pensai que la solitude l'avais rendu fou. Je lui parlai pourtant
de notre bateau et de la mutinerie fomentée par Long John Silver.
- Silver ! Je le connais ! s'écria-t-il. C'était
le quartier-maître de Flint ! Ne lui dis pas que je suis là
! Surtout ne lui dis pas !
Il tremblait de peur. Je le rassurai comme je pus. Mais
il voulait aller à bord, rencontrer Trelawney, qu'il appelait "
ton châtelain ".
- J'ai construit pour moi un petit canot que j'ai caché.
Je vais te le montrer. Avec lui, nous gagnerons l'Hispanolia.
C'était une chance inespérée de retourner sur
le bateau. Je suivis Ben Gunn. Nous approchions de l'endroit
où Ben Gunn avait remisé son canot lorsqu'un coup de canon
retentit. Je m'arrêtai stupéfait. Le canon de
l'Hispanolia tirait sur l'île ? Mais pourquoi ? Que s'était-il
passé à bord ? On entendait aussi des salves de mousquet.
Au détour d'un sentier, je vis notre drapeau, l'Union Jack, flotter
dans le ciel, au-dessus d'un bosquet ! Je ne comprenais plus rien.
Ben Gunn remarqua :
- Silver, lui, aurait hissé le pavillon noir. Sûr,
ce sont tes amis qui sont là, dans le fortin que le vieux Flint
avait construit quand il est venu enterrer son trésor ! Un
retranchement solide avec sa source d'eau et sa palissade ; il pensait
à tout, le vieux pirate ! Il avait amené six hommes
avec lui pour l'aider et il les a tués pour qu'ils ne parlent pas
!
Un nouveau coup de canon fit trembler l'air.
- Si ton châtelain veut me voir, il me trouvera près de
la colline, cria Ben Gunn en s'enfuyant.
Je me dirigeai vers le fortin, pas trop rassuré. J'en
escaladai bientôt la palissade et je tombaiÖ dans les bras du docteur
! À l'intérieur du fortin, je trouvai Smollett, Trelawney,
le charpentier Grey et deux matelots restés fidèles.
Le docteur me raconta ce qu'il c'était passé sur l'Hispanolia
depuis mon départ.
- Comme toi, me dit-il, j'ai eu envie d'aller faire un tour sur l'île.
Je suis tombé par hasard sur le fortin, j'ai constaté qu'il
était en bon état et qu'il pourrait éventuellement
nous servir. Mais à peine étais-je rentré à
bord que la mutinerie éclatait. Il nous était impossible
de résister, nous étions trop peu nombreux. Pendant
que Smollett et Trelawney tenaient les mutins sous la menace de leurs pistolets,
j'ai chargé en hâte un canot de vivres et de munitions.
Nous avons sauté dedans, atteint l'île et nous nous sommes
réfugiés dans le fortin. Mais le canon est resté
aux mains des mutins. Ils tirent sur nous, de trop loin heureusement
! Restent Silver et sa bande qui sont encore sur l'île.
Ils ne vont pas tarder à nous attaquer !
QUATRIÈME CHAPITRE
LE FORTIN
Notre situation n'était guère brillante. Le fortin
était solide, la palissade haute, et difficile à escalader.
Certes, mais combien de temps résisterions-nous à une attaque
de mutins ? Et le bateau était entre leurs mains !
Pour faire diversion, je racontai à mon tour ma journée.
Ben Gunn parut intéresser spécialement le docteur.
La nuit passa. Au lever du jour, Silver apparut, brandissant un chiffon
blanc. Il venait nous proposer un marché : il nous aiderait
à quitter l'île, sains et saufs, à condition que nous
lui donnions la carte indiquant l'emplacement du trésor.
- Déguerpissez ! ordonna Smollett.
Silver proféra d'affreux jurons et partit en criant :
- D'ici une heure, j'aurai défoncé votre fortin aussi
facilement qu'un tonneau de rhum !
Un peu plus tard, nous entendîmes des cris et nous vîmes
une horde de pirates sortir des bois et foncer droit sur notre fortin.
L'attaque commença par une salve nourrie des quatre côtés
de la palissade. Puis, agiles comme des singes, les mutins l'escaladèrent
et tentèrent de pénétrer dans le fortin. Nous
nous défendions au corps à corps, au couteau.
- Dehors, garçons, dehors, combattons en plein air, ordonna
le capitaine, dominant le tumulte.
À la suite de notre sortie, qui avait étonné les
pirates, le combat pris fin. Nous avions la victoire. Il n'y
eut pas de nouvelles attaque. Vers midi, le docteur fourra la carte
dans sa poche, prit ses pistolets et sortit. C'était de la
folie. Où allait-il ? Retrouver Ben Gunn peut-être
? Je décidai de faire comme lui. Je pris en cachette
une paire de pistolets et quittai à mon tour le fortin. J'avais
mon idée ! Je voulais retrouver le canot de Ben Gunn, et aprèsÖ
J'avançai dans l'île en me cachant des mutins et mis beaucoup
de temps à retrouver le canot. C'était une minuscule
barque taillée dans un tronc de pin. Je la tirai jusqu'à
l'eau et montai dedans. Je me dirigeai non sans peine vers l'Hispanolia.
La nuit tombait et le petit canot était difficile à manier.
Heureusement, vent et courant m'étaient favorables.
J'étais enfin arrivé au flanc du bateau, je pouvais exécuter
mon plan. Il était simple : pour empêcher les mutins
de s'enfuir avec l'Hispanolia, je voulais couper les amarres et le laisser
dériver jusqu'à s'échouer sur l'île. Avec
mon couteau, je tranchai donc une amarre puis l'autre. Le bateau
commença à dériver mais hélas, pas en direction
de l'île ! Il s'en allait vers la haute mer ! Les vagues
devenaient plus fortes, le petit canot finit par se briser contre la coque.
J'avais réussi à me hisser à bord juste avant.
CINQUIÈME CHAPITRE
" PIÈCES DE HUIT "
Ce que je vis sur le pont m'effraya : le bateau était saccagé,
les provisions de vin avait disparues ! Les deux matelots de garde
étaient étendus sur le sol. Je crus qu'ils étaient
ivres et m'approchai. En fait, ils s'étaient battus et l'un
d'eux était mort ! L'autre, qui me dit s'appeler Israël
Hands, gisait à terre, une blessure grave à la cuisse.
Je lui fis boire un peu d'eau-de-vie. Il reprit quelques forces.
Je lui expliquai que je voulais conduire le bateau dans la baie pour l'y
échouer. Il m'écouta puis réfléchit.
- Sans moi, dit-il enfin, tu t'en sortiras pas pour la manúuvre ! Alors,
je t'indique quoi faire et, en échange, tu me soignes et tu me donnes
à manger. Je peux plus marcher, ajouta-t-il.
Ce qui semblait vrai. J'acceptai sa proposition. Avec l'aide
de Hands, je pensais pouvoir réaliser mon plan. Même
si Hands me regardait souvent avec un étrange sourire qui ne me
plaisait pas. Je n'avais d'ailleurs aucune autre solution que de
lui faire confiance, je ne pouvais pas manúuvrer seul. Il se révéla
être un bon pilote. Guidé par lui, je réussis
à amener l'Hispanolia dans la baie du nord de l'île.
La dernière manúuvre restait à faire, celle de l'échouage
du bateau. C'était difficile. Je tenais la barre, absorbé
par mon travail, lorsque je sentis quelqu'un derrière moi.
Je me retournai : Hands était debout, un poignard à la main
!
Je lâchai la barre. Elle vint frapper Hands en pleine poitrine
et arrêta son geste. Je bondis au pied du grand mât,
sortis mon pistolet, et tirai. Le coup ne partit pas : l'eau de mer
avait rendu l'amorce inutilisable. Malgré sa blessure à
la cuisse, Hands marchait vers moi rapidement. C'est alors que le
bateau toucha le fond et se coucha. Le pont s'inclina, nous faisant
rouler l'un sur l'autre. Je me relevai le premier, grimpai dans les
haubans, réamorçai en hâte mes pistolets. Mais
Hands avait lancé son poignard qui me frappa à l'épaule,
me clouant au mât. La douleur fut si forte que je laissai tomber
mes pistolets. Les balles partirent, touchèrent Hands qui
tomba à l'eau et coula.
Je parvins à arracher le poignard et à soigner ma blessure.
Pour sauver le bateau, je baissai les voiles, glissai le long de la coque
et atteignis le rivage. Puis, je me dirigeai vers le fortin.
Un énorme feu brûlait juste à côté.
C'était étrange, mais tout semblait paisible. J'entendais
même des ronflements ! Je trouvais mes amis bien insouciants
de dormir ainsi, sans monter aucune garde ! J'entrai et, dans la
pénombre, je heurtai un objet, qui roula. Au même instant
une voix criarde retentit : " Pièces de huit, pièces de huit
! " Le perroquet de Silver ! Le fortin était aux mains
des mutins ! Je voulus fuir. Trop tard ! J'étais
prisonnier de Silver et de sa bande de scélératsÖ
SIXIÈME CHAPITRE
LA CHASSE AU TRÉSOR
Silver fit allumer une torche :
- Te voilà, Jim ! Tes amis te croyaient perdu !
Ils étaient donc en vie ! Je fus soulagé.
Mais pourquoi avaient-ils abandonné le fortin aux mutins ?
Silver me l'expliqua en ricanant :
- Le bateau a disparu du mouillage, on ne peut plus quitter l'île.
Alors on a conclu un marché, le docteur et moi. Il nous a
laissé le fortin avec les provisions à condition qu'on les
laisse en paix, Trelawney, Smollett et lui. On ne sait même
pas où ils sont passés ! Le docteur va venir soigner
l'un de nous qui est blessé. Je ne t'empêcherai pas
de lui causer. Mais tu vas me donner ta parole que tu ne te sauveras
pas !
Je la lui donnai. Alors, il tira de sa poche la carte de l'île,
avec les trois croix à l'encre rouge marquant l'emplacement du trésor.
En voyant mon étonnement, Silver m'expliqua :
- Le docteur me l'a laissée. Ça faisait partie
du marché.
Le docteur vint comme promis. Il fut heureux de me voir vivant
mais fut furieux de mon escapade. Comme nous parlions seul à
seul, je lui racontai mon aventure avec l'Hispanolia. Il fut enchanté
de savoir que j'avais mis le bateau à l'abri des mutins et me supplia
de le suivre.
Mais j'avais donné ma parole à Silver. Je restai.
Le docteur repartit. Silver, me tenant prisonnier par un filin, m'emmena
avec ses hommes à la recherche du trésor. Il se repérait
sur la carte. Tous étaient très excités.
Brusquement les rires se figèrent : un squelette posé au
pied d'un arbre semblait indiquer avec les os de son bras la direction
du trésor. ! Nous étions glacés d'effroi.
Soudain une voix au loin se mit à chanter la chanson de Flint "
Ils étaient quinze sur le coffre du mort "Ö
- C'est le fantôme du vieux ! N'allons pas plus loin !
cria l'un des pirates.
Personne ne voulut avancer. Le chant continuait.
- Allons, s'écria Silver. Le trésor n'est pas loin
! Il finit par les persuader de continuer.
Nous repartîmes, mais les pirates n'avaient plus d'entrain :
la vue du squelette et le chant mystérieux les avaient rendus maussades
et de mauvaise humeur.
Mais quand nous parvîmes à l'emplacement du trésor
indiqué par la carte, il n'y avait plus qu'un trou vide : pièces
d'or et lingots avaient disparu ! La déception des hommes
se changea en fureur contre Silver, et contre moi qui n'y était
pour rien. Ils marchèrent sur nous en brandissant leurs couteaux.
Silver, changeant brusquement de camp, me tendit un pistolet et tira sur
eux.
D'autres coups de feu éclatèrent : le docteur et Ben
Gunn accouraient. Les mutins s'enfuirent. Silver, seul, resta
et nous suivit. Il venait de me sauver la vie.
Pour l'en remercier, le docteur le protégea de la colère
de Trelawney et de Smollett, quand nous les retrouvâmes. Ils
étaient installés dans la caverne de Ben Gunn près
de grands tas de pièces d'or et de lingots. Le trésor
de Flint ! Ben Gunn l'avait trouvé par hasard pendant ses
trois années passées seul sur l'île. Le docteur
s'en était douté et avait réussi à lui faire
avouer. D'où le traité inexplicable conclu avec Silver
et le don de cette carte devenue inutile ! La voix qui nous avait
tant effrayés était simplement celleÖ de Ben Gunn !
Il nous fallut plusieurs jours pour transporter le trésor de
Flint sur l'Hisponolia renfloué. Nous étions si peu
d'hommes pour porter une telle masse d'or ! Puis nous partîmes,
abandonnant sur l'île les mutins, mais emmenant avec nous Ben Gunn
ainsi que Silver.
Pendant le voyage du retour, chacun dût travailler dur, car nous
étions bien peu pour manúuvrer un si gros bateau. C'est pourquoi
le docteur avait décidé de laisser Silver en liberté
; il pouvait ainsi continuer à nous rendre service en faisant la
cuisine. Finalement, au cours d'une escale, Silver s'enfuit, emportant
avec lui un sac d'or qu'il avait réussi à dérober
dans le trésor. Nous ne devions plus jamais entendre parler
de lui.
De retour en Angleterre, nous avions partagé entre nous le trésor
de Flint. Chacun fit de sa part ce qu'il voulut. J'étais
riche, désormais. Le capitaine Smollett cessa de naviguer,
et Ben Gunn, lui, dépensa sa fortune en quelques semaines !
Le temps a passé depuis cette histoire. Je n'ai jamais oublié
la taverne de mon père ni ce vieux boucanier de capitaine Bill,
avec son coffre de marin. Mais, pour rien au monde je ne retournerais
sur l'île au trésor.