Mushuau Shipu
La rivière sans arbres

À l'aube, on vit apparaître sur le lac un canot blanc. Doublé par son reflet renversé, on aurait dit un papillon qui glissait doucement sur l'eau, son sillage dessinant sa longue double queue. Au village, les gens regardaient arriver le canot sans rien dire et sans faire de signes. Mais tous étaient tout de même fébriles. Tous attendaient depuis plusieurs jours cette arrivée. Kateri revenait de son voyage sur la rivière brune, celle qui part de l'autre côté du lac et qui rejoint la grande rivière qui va jusqu'aux grandes eaux salées.

Elle était revenue dans la région depuis une semaine, mais elle s'était arrêtée dans une petite baie avant le village. Plusieurs avaient jadis craint qu'elle ne revienne jamais. Certains avaient dit que le voyage était trop dur et que plus dur encore serait le retour. Or elle était revenue. Mais elle avait fait une longue escale dans une baie voisine. Elle était restée à l'écart parce qu'elle avait échoué sa mission et qu'elle n'avait pas encore le courage de le dire. Dans les jours précédents, plusieurs avaient aperçu la jeune fille. Mais suivant les conseils de la vieille Sarek, ils avaient fait comme s'ils ne l'avaient pas vue. Car elle devait avoir elle-même le courage de revenir parmi eux. La vieille du village savait que Kateri se présenterait lorsqu'elle serait prête.

Aujourd'hui, Kateri était prête. Et elle se souvenait de tout. Elle allait faire le récit de son voyage.

Mais auparavant, vous devez savoir ce qui était arrivé. Vous allez aussi savoir pourquoi la rivière brune a pris en ce jour du retour de Kateri le nom de Mushuau Shipu, la rivière sans arbres.
 

Les douze ans et la veille de Kateri

Bien des lunes auparavant, de terribles événements s'étaient produits.  Ce village, connu bien au-delà du lac et de la vallée, était " le village où le feu ne s'éteint jamais ". Chaque nuit, on maintenait un feu allumé. Il y avait une personne désignée pour veiller sur le feu. Le jour où Kateri atteignit ses douze ans, elle eut droit de veiller sur le feu. C'était ainsi que les enfants de ce village quittaient l'enfance. Mais Kateri avait beaucoup dansé et chanté ce jour là. Elle était bien fatiguée lorsque vint le soir. On chanta et on raconta des histoires jusqu'à tard dans la nuit. Un à un les gens se retiraient pour aller dormir. Kateri trouva plus difficile de demeurer éveillée lorsqu'elle fut seule. Elle se coucha sur le dos pour regarder les étoiles. Elle s'endormit.

Les premières lueurs du matin se glissèrent entre ses paupières et elle s'éveilla d'un coup.

LE FEU !

Kateri avait oublié sa tâche de maintenir le feu allumé. Il était presque éteint, à peine une petite fumée s'échappait des cendres. Elle souffla, jeta de l'écorce, mais le feu ne se ralluma pas. Elle décida de faire ce qui était pourtant interdit en période sèche : elle jeta sur les braises des branches de cèdres. C'était interdit car, voyez-vous, les épines qui brûlent si vivement produisent des étincelles, beaucoup d'étincelles.

Presque aussitôt, de vives flammes jaunes surgirent. De milliers d'étincelles s'envolèrent. En quelques minutes, le feu reprit et Kateri y ajouta de grosses branches et bientôt quelques bûches. Lorsque les gens du village s'éveillèrent, ils trouvèrent un beau feu et ils félicitèrent la jeune veilleuse, sans savoir qu'elle venait tout juste de rallumer le feu.
 

Le feu de forêt

Pour Kateri, tout semblait donc s'être finalement bien terminé. Mais elle ne savait pas qu'une étincelle s'était rendu jusqu'à un tapis de mousse sèche. Toute la journée, une fumée s'échappa de la mousse. D'abord, une toute petite fumée. Puis, à mesure que le temps passait, la fumée devenait de plus en plus forte. Avant que le soleil ne descende derrière l'horizon, des flammes léchaient le tronc de l'arbre le plus proche.

Le village dormait lorsque le veilleur de nuit aperçut une grande lueur au-dessus des bois. Il réveilla tout le monde. Le temps que tous sortent voir ce qui se passait, le feu approchait déjà de la rive du lac. Tous se précipitèrent dans les canots et le village fut évacué en quelques minutes. Du milieu du lac, ils virent brûler leurs habitations, les réserves de nourriture, leurs biens et leurs oeuvres. Le " village où le feu ne s'éteignait jamais " brûlait. Durant cette nuit, ils virent un ciel rouge de milliers et de milliers d'étincelles. Le feu se répandait tout autour du lac et bien au-delà. Ce qui arrivait les dépassait tous.

Dans les canots, ils avaient de la difficulté à respirer tant la fumée était dense. Et lorsque vint le matin, ils ne virent pas le ciel, ils ne virent que la fumée qui prolongeait la nuit. Ils restèrent ainsi au milieu du lac durant deux jours. Lorsqu'ils revinrent au village, ils ne trouvèrent que des cendres et des troncs noircis. On envoya dans la forêt des éclaireurs pour voir si le feu avait épargné quelque partie de la forêt.

Ils revinrent avec une étrange nouvelle. Tous les arbres sauf les noyers avaient brûlé. Ils avaient fait de grandes distances sans avoir aperçu le moindre arbre épargné, sauf les noyers. Des animaux, qui avaient survécu, on ne sait comment, erraient parmi les cendres. Ils périraient bientôt du manque de nourriture. Eux-mêmes, les humains, étaient menacés.
 

Le conseil du village

Dans les jours qui suivirent, on décida de pêcher et de réunir ce qui n'avait pas brûlé dans les réserves. Quand on eut organisé ces tâches urgentes, on réunit un grand conseil. Tous ceux qui étaient assez vieux, qui avaient plus de douze ans, avaient le droit de parole. On se demanda comment une telle chose était arrivée. Kateri craignait bien de le savoir. Plusieurs avaient déjà parlé des étincelles, mais tous croyaient qu'il n'y en avait pas eu. À mesure que le collier de parole approchait de Kateri, elle avait de plus en plus peur. Elle serait sûrement bannie. Mais plus que la peur, c'était la tristesse qui envahissait son coeur. Lorsque vint le tour de Kateri de prendre la parole, la vieille du village coupa soudainement le débat.

" Quel arbre poussera quand nous saurons comment le feu a commencé ? Quel animal se réjouira de le savoir et reviendra pour cela habiter ces lieux gris et noirs ? Nous apprendrons peut-être un jour comment cela est arrivé. Mais aujourd'hui, nous devons savoir comment nous vivrons. Nous avons quelques réserves épargnées et nous avons le lac pour du poisson. Nous pourrons tenir un certain temps, un an peut être avant que les bienfaits de la forêt ne nous manquent trop. Mais la forêt ne poussera pas en un an ".

La vieille avait bien parlé. L'attention devait plutôt porter sur des problèmes les plus concrets. Que faire ? Ils devaient quitter cet endroit pour trouver une terre verte. Ils en avaient le coeur brisé. On envoya donc des éclaireurs pour explorer et se renseigner sur la direction qu'il fallait prendre. Au bout de deux semaines, ils revinrent.

On réunit à nouveau un grand conseil. Les éclaireurs rapportèrent ce qu'ils avaient vu : partout, à une semaine de marche et dans toutes les directions, la forêt était brûlée. Pas une feuille verte, pas une pousse, pas un bourgeon, rien. Par où partir alors ? Il fallait envoyer des éclaireurs encore plus loin pour trouver une terre accueillante pour le village. Ainsi, c'est ce qu'on décida.

Sarek, la vieille, dit encore ceci que personne ne comprit vraiment : " Si vous espérez qu'un jour les choses redeviennent ce qu'elles furent, vous devez, éclaireurs, vous souvenir de toute votre expédition. Rapportez tout ce que vous verrez et ce que vous entendrez. Notre espoir est peut-être dans votre récit. Et soyez ouvert à tout ce qui arrivera et à toute l'aide qu'on vous proposera. Écoutez les récits de ceux que vous rencontrerez et vous-mêmes racontez à votre tour ce qui s'est passé ici. Dites ce qui a brûlé. Surtout, ne mentez jamais. "
 

Le départ de Kateri

Pendant les deux conseils, Kateri s'était faite toute petite. Elle se doutait bien que le feu était dû à sa négligence. Vers la fin, elle voulut le dire. Elle demanda le collier de la parole. Alors qu'on le faisait passer vers elle, au moment où il arriva entre ses mains, il se brisa et les perles tombèrent dans le sable. Tous s'inquiétèrent de ce signe. Mais la vieille les rassura en leur disant que cela signifiait seulement qu'on avait assez discuté, qu'il fallait maintenant agir.

Tous se levèrent pour préparer le départ des éclaireurs. Seules Sarek et Kateri demeurèrent dans le cercle du conseil. Les deux avaient la tête baissée. Mais du visage de Kateri, des larmes tombaient dans le sable. Elle n'avait pas pu parler et la peine était si lourde dans son coeur. Elle était perdue dans ses pensées lorsqu'elle entendit la voix de la vieille tout près d'elle.

- Pleure ma belle Kateri, laisse tomber des larmes dans le sable.
- Oh, Sarek, dit Kateri, si tu savais, si tu savais.
- Toi, tu sais, dit Sarek, cela suffit aujourd'hui.
- Comme je voudrais être au soir de ma célébration des douze ans. Comme j'aimerais faire d'autres gestes, comme j'aimerais pouvoir choisir autrement.
- Oui, je comprends. Il arrive souvent qu'on puisse choisir les gestes qu'on fait. Il arrive aussi qu'on soit les seuls à pouvoir choisir. Il arrive surtout que nous ne savons pas bien ce que nous faisons, il arrive que nos gestes nous dépassent.
- Si tu savais... dit encore Kateri.
- Ce qui s'est passé, tu ne peux plus le décider. Le temps te réserve d'autres choix, d'autres décisions et d'autres surprises. Même si on a la vigueur de remonter une rivière, on ne remonte jamais une cataracte. Le temps qui passe est une cataracte.

La vieille Sarek se leva alors, laissant Kateri à ses pensées et à sa tristesse. Le soir vint, puis la nuit. Kateri se coucha dans un canot remonté sur le sable. Au moment de s'endormir, elle repensait aux paroles de la vieille. On aurait bien dit qu'elle savait que Kateri était la cause de tout cela. Était-ce cela qu'elle voulait dire quand elle disait que parfois, nos gestes nous dépassent? Sûrement, le feu de la forêt dépassait Kateri. Le temps qui passe est une cataracte, disait Sarek.

Kateri se laissa doucement glisser dans le sommeil. Dans ses rêves, il y avait des rivières qu'elle tentait de remonter, il y avait parfois de hautes chutes. Le temps est une cataracte, une cataracte...

Elle entendait ainsi, dans son sommeil, le clapotis de l'eau tout près, de l'autre côté de la mince couche d'écorce de bouleau. Elle entendait le bruit du torrent et aussi le son de la pluie qui tombait dans le lac. Elle rêvait. Elle rêvait qu'elle s'éveillait, qu'elle était au milieu d'un lac, qu'elle était ensuite entraînée dans une rivière rapide. Elle rêvait que la pluie se faisait plus forte. Et soudain, elle se mit à douter que ce soit un rêve. Était-elle donc éveillée ?

Le village, le lac, ses proches avaient disparu. Elle était lancée au milieu d'une rivière brune et la pluie très forte s'accumulait dangereusement dans le canot. Sur la pointe du canot, il y avait une petite compagne dans cette balade inattendue. Une petite souris tremblait sous la pluie, en équilibre sur la pointe du canot. Elle ne voulait tomber ni dans la rivière, ni dans le canot qui se remplissait. Kateri saisit une rame et se mit à se rapprocher d'une rive. Aussitôt qu'elle aborda, la petite souris sauta sur la terre et se réfugia sous une grosse pierre. Kateri remonta le canot sur la grève.

Dans le canot, il y avait tout l'équipement d'une expédition d'éclaireurs. Elle s'était endormie dans le canot d'une équipe qui devait partir au matin et, elle ne savait comment, le canot s'était glissé dans l'eau pendant son sommeil. Dans le canot, il y avait assez de nourriture pour plusieurs semaines. Il y avait des couteaux, deux arcs et des flèches, il y avait aussi des vêtements et deux douzaines de mocassins de cuir fin. S'ils étaient deux, ils avaient donc prévu partir plus de six mois.

Kateri songea aussitôt à retourner au village. Elle connaissait la rivière brune, mais jamais elle n'avait traversé le lac pour y aller. Pour retourner chez elle, elle n'avait qu'à remonter le courant et retraverser le lac. Avant de partir, elle décida de déjeuner. Du coin de l'oeil, Kateri aperçut un petit mouvement. C'était la petite souris qui sortait timidement son museau de son trou sous la pierre.

" Viens petite souris, dit Kateri, approche et je te donnerai un morceau de viande séchée ou de galette ". La souris semblait comprendre. Et d'ailleurs, elle n'attendait qu'une invitation ! Elle sauta hors de son trou, sur les genoux de la jeune fille. Elle ne s'intéressa pas à la viande, mais elle semblait adorer la galette. Elle devait être une des nombreuses petites voleuses qu'on tentait de piéger au village.

 " Comment t'appelles-tu, petite souris ? ". Bien sûr, la souris ne répondit pas. Une souris bien élevée ne parle pas la bouche pleine. Mais même la bouche vide, les souris ne sont pas très bavardes. Kateri la saisit par la queue et la souris lança une série de petits " ihi, ihi, ihi...".

Voilà, dit Kateri, comment tu t'appelles. Tu es Ihi, la petite souris.

Après le repas, Kateri remonta dans le canot, avec Ihi, sa nouvelle amie. Elle remonta donc la rivière. La pluie se remit à tomber. Elle pagaya ainsi plusieurs heures. Mais le lac n'était toujours pas en vue. Elle avait dû dériver toute la nuit dernière, se dit la jeune fille. Le soir vint, et elle était toujours sur la rivière. Elle décida d'aborder une des rives. Il pleuvait encore. Elle dut se contenter d'un autre repas de viande séchée et de galette qu'elle partagea avec Ihi, la souris.

-Demain, nous y serons ma petite Ihi. Tu verras.

Elle se blottit sous le canot renversé et s'endormit sans faire de feu ni sécher son linge. Elle grelottait un peu, comme Ihi. Mais elle finit par s'endormir en rêvant de la rivière. Elle se réveilla comme le matin de la veille, en entendant le clapotis de l'eau contre la coque.

Elle se redressa brusquement. Si brusquement qu'elle faillit renverser son canot. Elle était encore au milieu de la rivière brune. Elle descendait la rivière et passait maintenant devant des endroits qu'elle n'avait pas vus la veille. Elle était encore plus loin.

Dans le canot, il y avait Ihi, sa compagne d'infortune, les bagages, les arcs et les couteaux. La pluie tombait encore. Pleurant de peur autant que de rage, Kateri entreprit de tenter de remonter la rivière encore une fois. Mais il arrivait ceci d'étrange que plus elle luttait, plus il lui semblait que la pluie était forte et que le courant lui résistait. Mais, elle lutta toute la journée et même un peu le soir. Lorsque la noirceur vint, elle aborda la rive et se restaura. Avec, bien sûr, une part pour Ihi.

La jeune fille n'osait pas se coucher. Elle craignait de se réveiller encore plus bas sur la rivière. Elle veilla, veilla, veilla. Mais à un certain moment, elle se coucha. " Juste quelques instants, je ne dormirai pas " se dit-elle. Bien sûr, après une telle journée, elle s'endormit.

Le lendemain, elle se réveilla encore plus bas sur la rivière. Elle pleura sans ramer plusieurs heures. Son canot glissait doucement suivant le courant. Ihi, affamée mais ayant un bon moral, était en train de se servir elle-même son déjeuner.

" Ne vois-tu pas qu'il ne pleut plus " pensait la petite souris en sortant la tête du sac de galettes. "Pourquoi pleurer?"

La jeune fille sursauta. " Quoi ? Tu parles ?

- Bien sûr que non, répondit la souris. Tu sais bien que les souris ne parlent pas. Tu m'entends penser, c'est tout.

- Ce n'est pas possible, je ne peux t'entendre penser ! Et puis, les souris ne pensent pas !
- Merci bien, pensa Ihi. Alors, je ne te pense plus, na ! "

Et Kateri n'entendit plus penser la petite souris. Mais elle était troublée. " Voilà que je voyage quand je dors et que rêve quand je veille. Tout se mélange " pensait-elle. Mais elle constata qu'Ihi avait dit vrai. Ou plutôt, qu'elle avait pensé vrai : il ne pleuvait plus. Reprenant un peu de courage, elle fit demi-tour et se mit à pagayer pour remonter vers son village. La pluie se remit à tomber. Kateri cessa de pagayer, la pluie cessa. Puisque je dors, se dit Kateri, puisque je suis peut-être même encore au village en train de rêver, je serais bien mieux de faire un rêve avec du soleil. Elle vira donc et se mit à descendre la rivière. Le soleil revint avec une force et un éclat qui firent sécher rapidement tous les vêtements et les bagages. " Voilà, se dit la jeune fille, un rêve plus agréable ".

Mais elle savait, au fond d'elle-même, qu'elle ne rêvait pas. Lorsque vint le soir, elle savait qu'elle dormirait et qu'elle se réveillerait le lendemain dans son canot sur la rivière. Toutes les forces de la rivière et de la pluie la poussaient à faire cette expédition. Elle comprit qu'elle devait elle-même chercher des terres vertes pour le village. En s'endormant, elle se souvint de l'étrange conseil de la vieille :

 " Si vous espérez qu'un jour les choses redeviennent ce qu'elles furent, vous devez, éclaireurs, vous souvenir de toute votre expédition. Rapportez tout ce que vous verrez et ce que vous entendrez. Notre espoir est dans votre récit. Et soyez ouvert à tout ce qui arrivera et à toute l'aide qu'on vous proposera. Écoutez les récits de ceux que vous rencontrerez et vous-mêmes racontez ce qui s'est passé ici, et dites ce qui a brûlé. Surtout, ne mentez jamais. " Oui, elle ferait cela. Et elle rapporterait au village le récit de son voyage qui avait si étrangement commencé.

Kateri et Ihi voyagèrent ainsi longtemps. Elles abordèrent des rives où il y avait d'autres villages qui avaient envoyé des éclaireurs chercher des terres vertes. À chaque village, il y avait une essence d'arbre épargnée, ici l'érable, ailleurs le bouleau ou le sapin. Tous s'étonnaient que le ìVillage où le feu ne s'éteint jamaisî avait envoyé dans une telle expédition une si jeune fille, accompagnée seulement d'une petite souris.

Elle racontait alors à ces gens que personne ne l'avait envoyé sauf ses rêves, la rivière et la pluie. Elle raconta son départ, le matin où elle avait failli se noyer, les tentatives de remonter le courant, la pluie, et finalement sa décision d'entreprendre cette expédition. On disait alors que si elle avait été ainsi choisie, elle devait avoir fait quelque chose de très important ou de très grave.

Souvent, à ce moment de son récit, elle éclatait en larmes et avouait que c'était peut-être parce que c'était elle qui avait allumé le feu. La colère se lisait alors sur les visages. Plusieurs disaient qu'il fallait punir cette étourdie. Mais chaque fois, la personne la plus sage du village disait qu'elle ne devait pas être punie davantage. Les troncs noircis, l'absence des oiseaux, sa peine et son exil la punissaient déjà bien assez. De plus, si ses rêves, la rivière et la pluie l'avaient choisie, elle devait continuer son chemin.

Elle s'en retournait seule à son canot. Car personne ne voulait lui parler davantage. Elle se couchait sous son canot et s'endormait. Et toujours, elle se réveillait sur la rivière brune, la rivière sans arbres.
 

Voilà donc ce qui se passa à plusieurs reprises durant l'expédition de Kateri, jusqu'au jour où elle aboutit à un lac, un beau lac. C'était le lac de son village. Aujourd'hui elle rentrait au village pour raconter son voyage. Comme l'avait demandée la vieille Sarek, elle se souvenait de tout.

Elle aborda la rive. Tous étaient très excités de la voir revenir. Plusieurs la regardaient, craintifs, comme s'ils voyaient un ours ou un grand guerrier. Personne n'osait lui parler. Lorsqu'elle avança vers eux, avec Ihi perchée sur son épaule, ils ne savaient ce qu'ils devaient faire.

Sarek arriva enfin et s'approcha de la jeune fille. Elle lui prit la main et l'emmena chez elle. Kateri allait lui parler, mais la vieille lui fit signe de la tête : " non ". Elle lui dit ensuite : " Tu parleras ce soir, au grand conseil. Exceptionnellement, nous ferons un feu avec un peu de bois de noyer. Avant, aucun mot ne doit sortir de ta bouche ". Elle la regarda encore et lui dit " Tu as beaucoup changé depuis que je t'ai vue. Tu sembles plus forte, plus sage aussi ".

Vint le moment du grand conseil. La jeune fille prit la parole alors que les étoiles remplissaient le ciel et que des étincelles allaient les rejoindre. " Elles n'iront rien allumer ", pensa Kateri. Car il n'y avait toujours que quelques noyers autour du village. C'est pourquoi, même au village où jadis le feu ne s'éteignait jamais, on ne faisait maintenant presque jamais de feu.

Kateri raconta son voyage. Elle raconta les villages où elle s'était arrêtée. À la fin de son récit, quelques-uns osèrent enfin lui parler. Elle fut très émue d'entendre sa famille, ses amis, ses voisins lui parler. Comme dans tous les villages de son voyage, on se demandait pourquoi elle avait été ainsi poussée par ses rêves, la rivière et la pluie. Kateri devait maintenant faire ses aveux une dernière fois, mais c'était la fois la plus dure.

Elle raconta que c'était elle qui avait allumé accidentellement le feu. Elle craignait que son village aussi aille la rejeter. Mais il n'en fut rien. Étrangement, tous la regardaient avec amitié et chaleur. Alors, Kateri sut qu'ils avaient compris depuis longtemps. Maintenant qu'elle l'avait dit, c'était le moment de la réconciliation. Ils restèrent ensemble sans rien dire toute la nuit. Kateri ne s'endormait pas. Et si elle s'endormait, n'allait-elle pas se réveiller sur la rivière ? Elle désirait tant rester ici maintenant. Chez elle.

Les premières lueurs de l'aube apparurent bientôt.  On entendit le mouvement des feuilles agitées par un vent léger. Cela faisait bien longtemps qu'on ne l'avait entendu, ce bruissement.

Comment ? Comment ?

Avec les premières lueurs de l'aube, la forêt apparut lentement. Tous les arbres avaient leur feuillage majestueux. À mesure que les masses sombres devenaient de plus en plus vertes, les gens ne parvenaient plus à parler. Bientôt, on n'entendait plus que le vent. Plusieurs heures passèrent ainsi. Puis, loin par delà le lac, de l'horizon parvint une autre musique, celle des oiseaux qui revenaient en des nuages colorés. Lorsque la parole revint à quelques-uns, ce fut pour chanter.

Plusieurs jours plus tard, tous étaient encore étonnés. Tous, sauf Sarek qui observait Kateri. Quand la jeune fille alla la voir pour lui demander ce qu'elle en pensait, la vieille lui dit :

- Mais voyons Kateri, c'est toi qui as ramené les arbres.
-Quoi ? Moi ? Mais personne ne m'a donné de semences. Et puis, un arbre, cela ne pousse pas en une nuit !
- Tu te souviens que j'avais recommandé aux éclaireurs de bien rapporter tout ce qu'ils verraient et entendraient. C'est ce que tu as fait.
- Mais les arbres, comment sont-ils revenus ?
- Par ton récit, Kateri.
- Quoi ? répondit encore la jeune fille.
- Mais oui, les arbres sont entrés dans ton récit. Ils s'y cachaient.
- Cachés dans des mots ?
- Oui. Quand tu as raconté ton histoire, tu les as appelés par leur nom. Déjà, le récit de la première rencontre nommait quinze arbres.

Kateri était silencieuse. Elle se mordait la lèvre, comme elle le faisait toujours quand elle était préoccupée.

- Tu ne comprends pas ? dit Sarek.
- Pas très bien, répondit Kateri. Et il y a autre chose...
- Quoi ?
- Ihi, ma petite souris a disparu.
- Oui, bien sûr, dit la vieille.
- Pourquoi " bien sûr " ? demanda sa jeune amie.
- Ihi n'est pas une petite souris ordinaire. Dans le passé, toutes les fois qu'il est arrivé quelque chose de grave dans notre village, une petite souris est apparue et a joué un rôle.
- C'était Ihi ?
- Je pense que oui. Cette souris est peut-être aussi vieille que le village.
- Plus vieille que toi ? dit Kateri, une lueur espiègle dans les yeux.
- Espèce de petite canaille, répondit Sarek.

La semaine suivante, il y eut un grand conseil. On décida que, comme la forêt était revenue et qu'on allait rester ici, il fallait trouver un nouveau nom au village. De plus, on n'avait pas allumé de feu la nuit depuis des mois et on ne trouvait plus que ce fût vraiment si utile, après tout. Et puis, était-ce bien prudent ? Le village ne pouvait plus se nommer " le village où le feu ne s'éteint jamais ". On proposa plusieurs noms : " le village du lac ", " le village des arbres revenus " et d'autres noms encore.

Cette légende est aujourd'hui encore racontée dans un certain petit village, un village entouré de beaux arbres. Le village se nomme " Petite souris ".

Fin

Du récit de Kateri, il ne reste que peu de choses. Le récit fut longtemps raconté, de génération en génération. Et il en subsiste encore aujourd'hui un texte qui traduit, mais bien plus pauvrement, le premier jour du récit de Kateri. Mais même dans notre langue, ce texte conserve quinze arbres cachés. Sauriez-vous les trouver dans "le récit de Kateri"?

Un peu d'aide SVP : la liste des arbres à trouver dans le récit de Kateri...

© Denis Wolfshagen, publication interdite sans la permission de l'auteur
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